sous les néons bleu, l'horloge du restaurant sonne les douze coups de minuit. dehors, des dizaines de corps s'enchaînent et dansent sous l'emprise du samedi soir qui bat son plein. Nola a fini son service, mais il y a une dernière cliente à qui il doit apporter une pizza (taille médium - quatre fromages - base crème fraiche). Polly l'attend certainement devant sa télé dans son petit appartement confiné. alors il s'empresse de fermer boutique, et enfin souffler un peu.
l'odeur de la bouffe lui chatouille le nez. ça fait 2 ans qu'il travaille ici, déjà. Nola n'a jamais aimé l'école, sauf peut-être les cours d'art, mais il n'a jamais eu les moyens de s'en payer une digne de ce nom. alors, en attendant, il livre des pizzas.
minuit dix. il grimpe sur son scooter et se dirige vers les vieux immeubles à quelques minutes d'ici : il connaît ce chemin par coeur, il le fait toutes les semaines.

elle l'attend, sa bonne compagne du samedi soir. il n'y a jamais d'heure précise, mais, souvent, elle appelle à la dernière minute, juste avant qu'ils ne prennent plus de commande. polly aime vivre la nuit, elle s'y sent bien. peut-être est-ce le fait que le ciel est lui aussi pétrole, comme ses cheveux. comme ses yeux bruns qui semblent souvent chavirer vers le noir. elle fait tomber le téléphone sur sa table du salon et elle reprend position assise sur le sofa de velours bleu océan en colère, les yeux rivés sur la télé en sourdine. à l'écran, une vieille série criminelle du début des années 2000. elle prend la télécommande et remet le son, puis elle s'allume une clope. polly est comme ça, quand elle s'ennuie, elle devient cheminée. cigarettes sur cigarettes. le cendrier sur la table basse est plein, il déborde de mégots, il déborde de cendres.

- bin merde...

qu'elle marmonne, la meurtrière au bout rougeoyant coincée entres les lèvres. elle se lève et se rend jusqu'à la toilette avec l'objet, le vide de sa mort et tire la chasse. les cadavres disparaissent et on cogne à la porte. elle va déposer le cendrier sur la table et fouille dans son sac à main ouragan pour dénicher son porte-monnaie. quand elle ouvre la porte, c'est nola et la pizza qui s'trouvent devant elle (elle ne réalise pas et la fumée qu'elle crache vient s'écraser au visage du garçon).

- comme d'habitude ?

elle a l'argent juste, un montant pour la pizza et un montant pour son pourboire.

le chemin est calme, apaisant. toute l'agitation et autres lumières de la ville semblent s'être éteintes, envolées, réduites en silence. les néons aveuglants du restaurant sont désormais loin, et ses yeux peuvent alors se reposer dans la douceur du crépuscule. le léger vent souffle sur ses cheveux en bataille. rouler la nuit dans ces avenues noires et moites lui donnent une sensation de liberté, sur son scooter il a l'impression d'être un roi.
enfin, après dix minutes, nola arrive à destination. il se gare dans l'allée donnant au vieil immeuble, pousse la porte de l'entrée et grimpe les marches deux par deux. troisième étage : il souffle, sa respiration est fragile. ce sont les cigarettes qui la trahissent. elles finiront par le tuer, qu'il se dit.
il toque à la porte de Polly, qui lui ouvre presque immédiatement. Polly est plutôt jolie, elle a de très longs cheveux aussi noirs que la nuit et de grands yeux rieurs. la fumée qu'elle lui crache au visage ne le dérange même pas. il lui tend sa pizza encore toute chaude. - salut ! yep, comme d'hab. 10$ madame ! elle lui donne le billet, qu'il range dans sa poche, et, commençant à être épuisé, tourne les talons pour rentrer chez lui. - bon ben... à la semaine prochaine, j'imagine ?

elle fronce les sourcils; chaque fois qu'on l'appelle madame, elle a l'impression que son visage se ride et que son dos se courbe sous la vieillesse. la cigarette coincée entre les lèvres et le regard un peu dur,
elle prend la pizza et elle tend le billet de dix à Nola.

- je t'ai déjà dit de pas m'appeler madame.

elle reprend la clope entre ses doigts et crache la fumée vers le plafond, cette fois-ci. pour former un nuage. pour effacer un peu cette lumière trop blanche dans le corridor de ce vieil immeuble. elle entend le bruit électrice du néon qui vient accentuer le silence entre le livreur et l'acheteuse. c'est quand il lui fait dos qu'elle le siffle pour qu'il se retourne.

- hey. t'as pas envie d'rentrer bouffer une pointe ?

elle s'écarte de la porte pour lui montrer son appart. comme pour le convaincre avec un seul regard qu'elle est pas une tueuse, que son appart est clean. qu'elle l'est aussi.